Par OLIVIER de MAISON ROUGE, enseignant à l’ILERI
Auteur de « PENSER LA GUERRE ECONOMIQUE. BREVIAIRE STRATEGIQUE »
Tout au long de sa vie professionnelle, Donald TRUMP a montré qu’il savait largement user des rapports de force pour mieux mener les négociations à son avantage et enfermer son interlocuteur dans un esprit de soumission. Depuis son accession à la Maison Blanche, il n’a pas renié ses manières brutales qui ont fait sa réussite commerciale. Cela s’est vu dans la crise instituée avec la Corée du Nord, pour mieux jouer l’apaisement ensuite, du moins provisoirement.
Mais encore, afin de rendre l’Amérique great again, a-t-il engagé un bras de fer avec les économies productrices d’acier et d’aluminium, relevant de manière significative les droits de douanes sur les importations. Ce faisant, il a ouvert un nouveau front des guerres commerciales qui ont émaillé l’histoire, si ce n’est que le nouveau président des USA agit avec moins de malice que son prédécesseur qui usait autant de la séduction que de la force aux mêmes fins de conquête.
Pour sa part, s’étant assuré d’un pouvoir inscrit dans la durée et non plus limité dans le temps, Xi JINPING a rappelé la primauté du politique sur l’économie, qui n’a cessé d’être dirigée. Il a appelé ses compatriotes à avoir « le courage de livrer jusqu’à la fin des batailles sanglantes contre leurs ennemis » (discours du 20 mars 2018).
Dès lors, les dirigeants des deux puissances géopolitiques ont montré par leurs actes que leurs mandats s’inscrivaient dans des luttes géopolitiques traduisant un retour à un bilatéralisme.
Il est patent que les structures étatiques participent depuis lors à une forme offensive de néoprotectionnisme souverain, par l’adoption de normes et réglementation restrictives, autant que par le choix d’une violence judiciaire ainsi que l’a illustré le démantèlement d’Alstom. Cela démontre en réalité un néo interventionnisme souverain en matière économique dans un monde qui se redessine en blocs rivaux.
Une réalité autant qu’une permanence : la guerre économique
L’expression de « guerre économique » ne fait certes pas l’unanimité ; elle est même décriée par les porte-paroles du libéralisme débridé, car ils contestent le principe même de rivalité en matière commerciale et dénient tout interventionnisme des états en la matière. En effet, pour eux, le commerce entre entreprises internationales s’autorégule grâce à « la main invisible » décrite par Adam SMITH.
Or, si nous feignons de vivre dans un monde en paix – dès lors que l’Europe n’a pas connu de conflit armé depuis 1945 – il n’en demeure pas moins que ce temps prétendument non guerrier dissimule en réalité une forme alternative de conflictualité, de nature économique. En la matière, l’alternance vaut autant que la coexistence. Si ce n’est que la guerre ne prend pas nécessairement la même forme au fil du temps. De même, la paix ne présente pas systématiquement le même visage. Précisément, jamais auparavant l’Europe n’avait connu sur un temps aussi long une période de paix. On croyait avoir mis la guerre hors la loi.
Sans en faire une théorie absolue, il n’en demeure pas moins que le monde a connu au cours des 20 dernières années des basculements géopolitiques majeurs conduisant, sans le nommer, à un désordre multipolaire provisoire suite à la domination sans partage des Etats-Unis devenus hégémoniques suite à la chute du bloc de l’Est.
Dans ce tumulte, et dans le cadre d’une modification de paradigme avec la montée en puissance de la Chine, l’ère OBAMA qui vient de s’achever a montré un resserrement parfois prégnant des liens entre cette puissance tutélaire et les pays européens relevant de sa sphère d’influence. Cela a conduit aux négociations de projets de traités commerciaux transatlantiques (TISA, TAFTA …), et à une forme d’endiguement extérieur des émergents. De fait, une vive tension s’est retrouvée dans le monde des affaires, avec la même brutalité qu’une guerre, mais moins conventionnelle.
Après un effacement du politique dans les années 1990 et 2000, période de globalisation de l’économie conquérante, le combat se joue désormais entre états, à travers des relations bilatérales rugueuses. A contrario, les structures mutualisées (ONU, OIT, FMI, OMC, …) ne sont plus des instances de consensualisme et d’apaisement.
L’économie, c’est la guerre
Dans ce contexte incertain de fin de cycle unipolaire, cette guerre économique tend donc manifestement à se substituer, dans un cadre géostratégique singulier, à la guerre armée plus classique. Elle est néanmoins d’une autre substance même s’il existe des emprunts aux lois militaires.
Si les forces armées ne sont effectivement pas employées dans le cadre d’une rivalité économique, il n’en demeure pas moins que les états s’affrontent de manière plus feutrée mais tout aussi déterminante en mettant en œuvre des stratégies de puissance économique et de renseignement aux moyens de normes, règlementations, lois, juridictions, … ce qui consiste au même objectif à savoir diminuer un adversaire ou renforcer sa propre domination financière et commerciale.
Ces leviers sont autant d’armes asymétriques non régulières même si elles paraissent à première vue non létales.
Les instruments les plus couramment constatés sont les barrières tarifaires (droits de douanes) et les barrières non tarifaires (normes techniques, environnementales …) ; mais au-delà tous les domaines économiques sont mis à profit : numérique, influence normative, principes juridictionnels, etc. En cela, cette grande stratégie dépasse le cadre d’une simple lutte commerciale entre entreprises pour des parts de marché à court terme. Les états participent directement ou indirectement à ces affrontements, ce en quoi il s’agit d’une guerre et non d’une guérilla entre entreprises exclusivement. Il existe donc bien en la matière une action politique combinée au plus haut niveau de certains états.
Cela a été illustré récemment avec la compétence à tendance universelle des lois américaines dans l’affaire ALSTOM ayant participé au démantèlement de ce fleuron industriel, dans un mécano politico-financier se traduisant par une défaite française. Auparavant TOTAL, TECHNIP, BNP PARIBAS en avaient fait les frais sur d’autres fondements.
L’Europe tente cependant de répliquer timidement avec la protection des données personnelles des citoyens américains et la taxation des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Micoosoft).
Géopolitique et stratégies de luttes économiques
Il existe des jeux d’alliance en matière de guerre économique qui utilisent également bien des ressorts de la géopolitique qui sont en définitive les deux faces d’une même pièce.
Pendant la guerre froide, l’Europe a longtemps été placée sous la protection des Etats-Unis face aux pays du bloc soviétique. La lecture stratégique était alors assez simple. Avec l’avènement des Etats-Unis gendarmes du monde, tel que voulu par George BUSH et assumé par ces successeurs de tous bords, la globalisation a dans un premier temps masqué les rivalités, prétendant au « doux commerce » vanté par Montesquieu.
Sauf que le monde n’a pas voulu se satisfaire d’un empire où un seul souverain dictait sa loi en suzerain absolu. Ainsi naquirent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) qui disputèrent aux Etats-Unis leur leadership exclusif. En riposte, l’oncle SAM a renforcé sa pression, non sans brutalité, sur l’Europe afin de limiter l’expansion des empires en construction et préserver son pré carré.
Ainsi macro économie et géopolitique vont inévitablement de pair, de même que se superposent les grands systèmes juridiques eux-mêmes en concurrence.
Aussi regrettable soit-il, nous sommes amené à constater que dans l’histoire de l’humanité, depuis ses plus lointaines origines, la guerre est donc inhérente à la nature humaine et les épisodes pacifiques constituent a contrario des séquences anormales au sein de longues périodes guerrières beaucoup plus nombreuses. De tous temps, et dans tous les espaces, les hommes se sont donc affrontés et ce quelque soit le motif invoqué par les parties belligérantes et quelque soit la nature du conflit ; on peut ainsi affirmer que « la guerre est le propre de l’homme »
Avec un regard distancié, il convient toutefois de référer aux instructions universelles de la stratégie car la guerre économique embrasse incontestablement la matière. A ce sujet, l’auteur militaire CLAUSEWITZ a écrit que « la tactique est la théorie de l’emploi des forces au combat, alors que la stratégie est de celle de l’emploi des combats en vue de la décision finale ».
Plus généralement, la guerre économique suppose la mise en œuvre d’un ensemble de tactiques dirigées vers la recherche de puissance commerciale, économique, industrielle, financière et/ou technologique. De toute évidence, la dérégulation financière et la globalisation commerciale en ont été de puissants leviers.
Ainsi, la guerre économique fait-elle appel aux leviers stratégiques destinés à se mesurer aux autres blocs et à faire croître sa puissance industrielle et commerciale. Il convient donc d’aller puiser parmi les penseurs militaires, philosophiques, historiques afin d’en tirer la substantifique moelle en matière d’enseignements stratégiques, de permanence humaines, de constructions intellectuelles rapportées à l’économie. En la matière, SUN TZU nous a légué davantage qu’un traité militaire mais plus largement un ensemble de lois universelles applicables à toute forme de conflit, y compris économique.
Cyber affrontements, nouveaux chaos
Le « sixième continent », ou cyber espace, n’est pas épargné par cette rivalité exacerbée. Là où Donald TRUMP déclare vouloir mettre fin à la neutralité du Net, pour mieux domestiquer l’information et les géants du Net de la côte Ouest qui échappent à son autorité, la Chine est parvenue à contraindre les GAFAM d’héberger leurs données sur son territoire et s’éloigner des grandes oreilles de la NSA (agence de renseignement électronique américaine).
En effet, à l’heure du big data et du renseignement de masse électronique révélé par Edward SNOWDEN, l’accès aux informations pertinentes est effectivement devenu une préoccupation majeure et les données constituent incontestablement le pétrole du 21ème siècle, à la différences qu’elles sont inépuisables, dans un monde toujours plus ouvert, d’hyper-communication peu ou prou consentie des renseignements personnels. En cela, le contenu – créateur de valeur – assure sa primauté sur le contenant.
Quelques chiffres sont révélateurs et montrent l’écart déjà constitué dans la compétition numérique : 80% des câbles de flux de données transitent par les Etats-Unis d’Amérique, les GAFAM ont accès à près de 90% des données collectées dans le monde, leur chiffre d’affaires cumulé aux Etats-Unis s’est élevé à 24 milliards de Dollars, 90% des données obtenues via le réseau d’espionnage électronique Echelon couvrent des informations de nature économiques, des treize grands serveurs intercontinentaux « Racine », neuf sont gérés par des américains.
L’analyse de la stratégie de sécurité nationale annoncée par Donald TRUMP le 16 décembre 2017 montre une mainmise constante sur l’économie, faisant tout d’abord le constat d’une « nouvelle ère de compétition entre les nations » au cours de laquelle le président américain annonce le réveil des Etats-Unis. Cette conquête affichée se manifeste à travers les principes de sécurité économique et de compétitivité érigées au rang de sujet de sécurité nationale, et de préservation de l’avance technologique face aux prédateurs étrangers ; la Chine est d’ailleurs clairement désignée de concurrent stratégique, tandis que les Etats-Unis prônent, pour leurs alliés, « la paix à travers la force ».
La 3ème guerre mondiale est déclarée : elle est plus que jamais économique.