« L’Asie aux Asiatiques ! » : ce mot d’ordre lancé par Xi Jinping illustre la vision stratégique que la Chine entend imposer à son voisinage régional. Forte de son poids économique, de sa modernisation militaire et de sa diplomatie active, la République populaire s’impose désormais comme une puissance incontournable en Asie – et en particulier en Asie du Sud-Est, où elle étend son influence à un rythme soutenu.
Pékin cherche à bâtir une forme d’hégémonie douce, mais structurante, au sein de l’ASEAN. Les outils de cette influence sont multiples : le développement massif d’infrastructures via les « nouvelles routes de la soie », l’expansion du commerce bilatéral, les investissements directs et les projets de connectivité, comme le train à grande vitesse entre Bangkok et Nakhon Ratchasima en Thaïlande. Le Cambodge et le Laos, totalement intégrés aux circuits économiques et diplomatiques chinois, apparaissent même aujourd’hui comme de véritables États tributaires. À cela s’ajoute une présence militaire discrète mais croissante, comme le montre le rôle stratégique joué par le port de Gwadar au Pakistan ou encore les installations portuaires sri-lankaises d’Hambantota, cédées à la Chine sur 99 ans.
Cette montée en puissance se manifeste également sur le plan maritime. En mer de Chine méridionale, Pékin revendique une souveraineté quasi exclusive sur près de 90 % de la zone, selon la fameuse ligne en neuf traits. Pour y asseoir sa présence, la Chine a construit et militarisé plusieurs îles artificielles dans l’archipel des Spratleys, en y déployant missiles, radars, et pistes d’atterrissage. Elle y impose sa propre lecture du droit maritime international, souvent en contradiction avec les décisions arbitrales internationales, notamment celle de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye en 2016, qu’elle refuse d’appliquer.
Pour autant, cette influence croissante n’est pas sans susciter de vives inquiétudes chez ses voisins. Plusieurs États de la région – comme l’Indonésie, Singapour ou encore le Vietnam – cherchent à contrebalancer l’emprise chinoise en resserrant leurs liens stratégiques avec les États-Unis ou en développant de nouvelles formes de coopération régionale. Même la Corée du Nord, historiquement dépendante de Pékin, a manifesté à certaines périodes sa volonté de s’émanciper partiellement de l’influence chinoise, notamment dans le cadre de ses pourparlers avec les États-Unis.
Ainsi, l’Asie du Sud-Est devient le théâtre d’une recomposition géopolitique majeure, où la Chine tente d’imposer une nouvelle équation de puissance, fondée sur une domination économique appuyée par des leviers diplomatiques, militaires et culturels
[1].
Symbole à la fois géographique et stratégique, le Mékong est devenu l’un des principaux laboratoires de l’influence chinoise en Asie du Sud-Est. En investissant massivement dans les infrastructures, en tissant des liens diplomatiques privilégiés avec certains gouvernements, et en mobilisant les ressorts de la coopération régionale, Pékin cherche à verrouiller cette zone clé, essentielle à sa sécurité et à sa projection de puissance.
Le projet de canal Funan Techo au Cambodge incarne parfaitement cette dynamique. Officiellement conçu pour relier Phnom Penh à Sihanoukville sans dépendre des ports vietnamiens, ce projet de 1,7 milliard de dollars soulève de nombreuses interrogations quant à ses réelles finalités. Derrière les discours sur le développement et la souveraineté économique, les observateurs relèvent l’implication directe d’acteurs chinois, notamment le géant public China Road and Bridge Corporation, proche du pouvoir à Pékin. À travers le canal, la Chine pourrait bénéficier d’un accès stratégique à la partie inférieure du Mékong, renforçant ainsi sa présence dans une région historiquement disputée et limitrophe du Vietnam.
Outre le Cambodge, Pékin multiplie ses initiatives d’influence dans les pays riverains du Mékong, via la Lancang-Mekong Cooperation (LMC). Créé en 2016, ce mécanisme diplomatique réunit les six pays traversés par le fleuve – de la Chine au Vietnam – et fonctionne comme un outil de coordination économique et sécuritaire sous direction chinoise. Derrière ce soft power affiché, la Chine contrôle le débit du fleuve via onze barrages situés sur sa portion tibétaine, ce qui lui permet d'exercer une pression indirecte mais décisive sur ses voisins.
Cette emprise passe aussi par l’installation de zones économiques spéciales, notamment au Laos, en Birmanie et au Cambodge, souvent cédées pour de longues durées à des entreprises chinoises. Ces enclaves, bâties sur le modèle « Build Operate Transfer », sont perçues comme autant de leviers de contrôle, voire de points d’appui logistique, certains observateurs soupçonnant des usages potentiels à double vocation : civile et militaire.
Le cas de la base navale de Ream au Cambodge cristallise ces craintes. Modernisée avec l’aide de la Chine, elle pourrait servir à terme de soutien logistique aux opérations navales chinoises en mer de Chine méridionale. Cette présence stratégique dans un pays membre de l’ASEAN (Association des Nations d’Asie du Sud-Est) est perçue par plusieurs capitales, notamment Hanoï et Washington, comme une tentative de contournement des équilibres régionaux.
Enfin, l’activisme chinois sur le Mékong n’échappe pas aux résistances locales et régionales. Le Vietnam, historiquement méfiant vis-à-vis de Pékin, s’inquiète des répercussions géopolitiques et environnementales de ces projets. En Thaïlande, les populations locales et les ONG ont su bloquer certains projets, comme celui du dynamitage des rapides de Chiang Khong, perçus comme une menace directe à l’écosystème et à la souveraineté fluviale.
Ainsi, autour du Mékong, se joue une partie complexe mêlant ambitions économiques, stratégies d’influence, rivalités de puissances et réactions locales. Loin d’être une simple vitrine de coopération régionale, la stratégie chinoise sur le fleuve révèle une volonté plus profonde : celle d’inscrire durablement la Chine comme puissance structurante de l’Asie continentale
[2].
[1] La Chine : puissance hégémonique en Asie, Jean-Pierre Cabestan, Vie Publique, 29 juillet 2019.
[2] Le Mekong, un fleuve sous l’emprise de la Chine, Brice Pedroletti, Le Monde, 10 novembre 2024.