Disparition d’Antoine Sfeir, Président de l’ILERI

17.11.2022

L’ILERI a la très grande tristesse de vous faire part du décès de son Président, Antoine Sfeir.

 

Politologue, journaliste, écrivain et directeur des Cahiers de l’Orient, Antoine Sfeir avait pris la Présidence de l’ILERI en 2014. Guidé par sa volonté de faire de l’ILERI le lieu où l’on donne aux étudiants, les responsables de demain, l’envie de bâtir ensemble un monde nouveau, Antoine Sfeir avait comme principe directeur de transmettre le savoir en refusant le simplisme.

 

Merci à notre Président pour ces années à nos côtés et pour cette maxime qui est devenue nôtre « comprendre le monde, le changer en mieux ».

« Avant d’accepter la présidence de l’ILERI en 2014, Antoine Sfeir a tenu à s’assurer qu’il ne serait pas un président fantoche. Après quatre années de présidence, force est de constater qu’il a tenu son engagement, car Antoine Sfeir est tombé en amour pour l’ILERI et n’a cessé de donner son temps et son énergie pour son rayonnement.

 

Admiratif de l’engagement des élèves dans la vie associative, heureux de constater leur goût d’apprendre et leur curiosité, il les incitait à chaque occasion à être des citoyens engagés, responsables d’un monde plus humaniste et ouvert à l’altérité, revendiquant l’héritage de son illustre prédécesseur et fondateur de l’ILERI, René Cassin.

 

Disponible et très présent à l’ILERI, il a ouvert son carnet d’adresses à de multiples reprises pour faciliter un stage ou inviter un conférencier prestigieux. Soucieux de l’approche pédagogique de notre institut, Antoine Sfeir n’a eu de cesse d’alerter les étudiants sur les dangers de l’immédiateté de l’information et l’importance du discernement dans la compréhension d’un monde de plus en plus complexe.

 

A l’ILERI, il avait trouvé une famille en compagnie des professeurs et de l’équipe administrative qu’il côtoyait avec bonheur, multipliant les occasions conviviales de retrouvailles. Dîner avec Antoine Sfeir, c’était retrouver l’importance du pain partagé entre amis, en respectant la magie du mariage des saveurs à la libanaise. Il avait eu la surprise d’apprendre, lors de sa nomination, qu’il était entouré de nombreux anciens élèves de l’ILERI dans sa vie professionnelle et se réjouissait de réunir les alumni, notamment lors des remises de diplômes ou lors du gala des 70 ans de l’institut, en juin dernier. Ces réunions solennelles étant aussi pour tous l’occasion de lui rendre hommage et de le remercier pour son engagement humble et généreux à nos côtés.

 

Cher Antoine, Cher Président, merci du fond du cœur de ne pas avoir été un président fantoche ! »

« Antoine Sfeir s’en est allé, paisiblement, avec la sérénité des justes, de ceux qui auront fait plus que leur part pour sauver le monde de la barbarie. L’Institut d’étude des relations internationales perd un grand président. Non, l’ILERI perd sa conscience vivante, car c’est ainsi qu’il concevait sa mission: il était notre guide, notre phare, il nous rappelait pourquoi nous étions ici et nous préservait des égarements. L’être plutôt que l’avoir, l’essentiel plutôt que le circonstanciel, l’allant plutôt que l’abattement, la vie plutôt que la mort. Au fond, l’ILERI ne perd pas son président: cet homme est éternel comme les valeurs qu’il portait, qu’il incarnait dans sa chair, dense et meurtrie pourtant. Je n’oublierai jamais cette fin de journée d’août, lorsque je l’ai appelé pour lui proposer la charge de président de l’école. J’étais sous le soleil déclinant de mon Pays basque, le pays qui a vu naître René Cassin, qui fut la même année inspirateur de l’ILERI et l’auteur de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Antoine, que le combat politique pour que cesse la destruction du Liban m’avait fait connaître à l’automne 1989, qui m’avait tout appris de la profondeur de cette cause en un seul entretien magique, m’a répondu: « Il faut que tu me laisses y réfléchir: je ne sais pas si j’en suis digne. » Digne, jusqu’à se demander s’il l’était. Il l’était entre tous et il nous l’a prouvé chaque jour. Plus digne que tous, parce qu’il avait souffert dans son corps et dans son être que l’humanité s’absente et laisse place à l’horreur, surtout parce qu’il n’en avait jamais conçu de haine et qu’il avait dépassé le stade de haïr ceux qui vous ont fait mal. Il était amour et estime seulement. Si le journalisme comme révélation de la vérité, abominable ou heureuse, est un beau métier, si l’analyse géopolitique est utile au progrès de l’humanité, c’est parce que des hommes tels que lui se sont battus sans rien concéder, sans compromission. Je refermais la porte de sa chambre à la clinique il y a dix jours après lui avoir rendu visite quand il m’a retenu: « Tu diras aux étudiants qu’il faut mener les combats. On les gagne ou on les perd, mais il faut les mener. » La phrase qui sonne maintenant pour nous à l’ILERI comme un héritage et un viatique me rappelle Camus dans La Peste. Le Docteur Rieux, qui lutte contre l’épidémie à Alger, nous y est décrit comme « un homme qui fait ce qu’il peut avec les moyens qu’il a, un humaniste en somme. » Définition minimaliste, modeste. Antoine était cet humaniste-là, loin de la grandiloquence, efficace, redoutablement efficace, impertinent, courageux, indestructible. René Cassin a voulu qu’un lieu se crée pour former des bâtisseurs de paix: c’est la fonction de l’ILERI. Le Président Sfeir aura écrit les plus belles pages de l’histoire de notre école. Elle restera sa maison.

Claire Bourgeois

Bonjour Madame Bourgeois, Je vous écris aujourd’hui, certainement comme beaucoup d’ilériens, avec un profond sentiment de tristesse à la nouvelle du décès de notre cher Président Antoine Sfeir. C’était une personne formidable, très généreux et qui avait une qualité rare de nos jours, il savait donner de son temps pour ceux pour qui ça comptait le plus. Je voudrais transmettre donc mes condoléances à toute la famille ilérienne et plus particulièrement à vous. Je sais à quel point le travail que vous avez réalisé avec M. Sfeir vous est cher et ce travail va encore continuer à être très fructueux ! Je me souviendrai toujours de ce jour où vous m’avez annoncé que Monsieur Sfeir prendrait la présidence de l’ILERI. C’était vers la fin de ma première année et je venais vous voir concernant la rentrée 2014 avec le BDE. Ce n’était pas une annonce particulièrement festive, mais vous l’avez prononcé avec tellement de conviction et de fierté que je ressentais bien que c’était une personne exceptionnelle. Et cela s’est bien confirmé. Antoine Sfeir apportait une touche particulière à notre établissement, à sa façon il savait rendre le quotidien des étudiants en journées uniques. On se souviendra tous de ses conférences en 104 et de ses permanences à l’infothèque. Il nous avait tous impressionné par sa disponibilité et sa simplicité en tant que personne, même durant les heures les plus difficiles que traversait le pays en fin 2015, Monsieur Sfeir était toujours là pour nous. C’était une personne de lutte et de convictions, c’est en cela peut-être que le contact permanent avec les jeunes ilériens lui a permis de résister face un adversaire plus silencieux. Il est difficile de parler au passé d’une personne qu’on a tant apprécié et s’imaginer qu’il est probablement dans un endroit meilleur. Mais au fil des semaines, des mois et des années, on s’apercevra certainement qu’il nous a jamais quitté, sa flamme ne s’est jamais éteinte. Il est toujours là avec nous. Et nous, on sera toujours avec l’ILERI.

Henry Buzy-Cazaux

Une étincelle, une flamme et une fumée blanche. Dans un geste machinal une main allume une gitane sans filtre de plus. Comme nous elle pend aux lèvres d’un géant, un grand, presque une légende parmi les gens. On ne le voyait pas mais à cet instant il y avait deux flammes. L’une d’elles allume une cigarette, l’autre un brasier. Un feu si singulier que personne ne veut l’éteindre. C’est le récit d’un homme qui par un mercredi d’hiver entre boitant, livrer bataille contre l’ignorance. Il se tient là, devant nous tous et ses yeux perçants sont déjà tournés vers la victoire qui l’attend. Quand il s’assoit il nous a conquis, déjà. Le bruit se tait peu à peu pour faire place au silence, le sien. Seul reste le bruit assourdissant de son intelligence qui nous tient en respect. Agglutinés dans une salle trop petite pour y contenir toute notre admiration, nous attendons. Nous attendons la délivrance, celle qui vient de ses mots, de son savoir, de sa sagesse immense. Cet homme à la gueule marquée par la violence des ignorants nous offre alors un trésor inestimable : sa pensée. Il refuse les applaudissements et c’est lui qui nous remercie. Pardon Antoine, pardon Monsieur. Mais maintenant que vous êtes parti, plus rien ni personne ne peut nous empêcher de vous applaudir.

Martin Tammik

J’ai croisé la route Antoine Sfeir en 1976 à Beyrouth quand il était journaliste à l’Orient-Le Jour. Les musulmans chiites d’Amal dirigés par Hussein Husseini, s’opposaient aux Chrétiens maronites et plus particulièrement aux Phalanges de Pierre Gemayel. Parallèlement tous les deux tentaient d’empêcher la montée en puissance des palestiniens qui venus du sud prenait le contrôle de villes ou de zones en particulier à Beyrouth. Tandis qu’Israel soutenait discrètement les chrétiens, les Syriens avaient envahi le nord du pays, mis la main sur la plaine de la Bekaa productrice de haschich, et voulaient imposer leur paix. La situation était complexe et même explosive entre toutes les minorités du pays Avec un courage personnel qu’il n’a jamais perdu Antoine défendait dans ses écrits la cause des chrétiens dont son journal était le porte-parole. Mais il insistait toujours sur la nécessité de vivre en paix avec toutes les communautés ce qui n’était pas du goût de tout le monde. Quelques mois ou plutôt quelques semaines après notre rencontre, il a été enlevé par le Front de Libération de la Palestine mouvement pro syrien qui était dirigé par le chrétien Georges Habache chez lequel il a passé de sales moments et failli laisser sa vie. Durant l’été a eu lieu l’attaque victorieuse par les milices chrétiennes du camp palestinien de Tel al Zaatar où vivait 60.000 personnes. Un calme relatif est revenu dans la région mais pour des raisons de sécurité personnelle Antoine s’est vu contraint de quitter le pays et de rejoindre la France. Beaucoup après cette épouvantable aventure auraient voulu se venger mais lui avait cette force d’âme qui a su pardonner. Je l’ai retrouvé des années plus tard à Paris en découvrant son nom lors d’une lecture des Cahiers de l’orient. A côté de ses autres activités Il avait créé cette revue, oecuménique dans tous les sens du terme, pour être une passerelle entre l’Orient et l’Occident. Elle ouvrait ses pages aux auteurs de tous bords et à tous les thèmes, ce qui lui permettait de soulever le voile sur la réalité d’un Moyen Orient méconnu et trop souvent mal interprété. Je lui ai téléphoné pour savoir si c’était lui que j’avais rencontré bien avant à Beyrouth et nous avons commencé une longue relation très amicale et fraternelle. J’ai toujours admiré au-delà de sa connaissance du monde arabo-perse, son côté visionnaire matiné de réalisme. Il fallait oser dire en 2003 à Tariq Ramadan qu’il était un charmeur spécialiste du double langage quand toute l’intellitgentsia d’alors ne lui voyait que des qualités. Il fallait oser dire du bien de la Tunisie quand tout le monde n’y voyait qu’une dictature sous le joug de Ben Ali. Lui avait compris que ce pays tiendrait face à la déferlante islamiste grâce à l’héritage de Bourguiba : la force de ces femmes tunisiennes qui avaient appris à être libres et voulaient le rester. Antoine c’était un combattant de la paix. C’était aussi un humaniste, un homme de grande culture qui savait que penser l’avenir implique de connaître le passé. Curieux de tout, son souci de comprendre et d’analyser lui permettait d’avoir des positions fermes tout en ayant le souci de toujours laisser une porte ouverte au dialogue. C’était une évidence dans ces conférences et ces colloques où il intervenait puis échangeait avec le public. Pendant des années nous nous sommes retrouvés au bar de la rue de Convention près de son bureau entre 7h00 et 7h30 car nous étions des lèvent tôt. Autour d’un café nous discutions de nos sujets favoris : l’état du monde et la géopolitique, les stratégies industrielles françaises qu’il connaissait fort bien, les affaires en cours, ou encore la défense des valeurs maçonniques dans un environnement ayant perdu le sens de la vie. Savoir partager n’est-il pas le début de la sagesse ? Cet homme d’ouverture, partisan de la laïcité bien comprise qui doit accompagner la liberté de penser, avait à cœur d’échanger et de transmettre. Beaucoup de ses amis ont vu sa fierté d’être le père spirituel des étudiants de l’Institut Libre des Relations Internationales. Avec lui l’Orient compliqué devenait clair. L’Iran n’était plus un monstre ou l’Irak un champ de bataille. Il savait aller au-delà des apparences, sans être dupe, pour mettre en valeur les vraies causes, pour dépasser les clivages et les manipulations de tous ordres. Sa droiture l’exigeait et son esprit d’ouverture l’imposait. Au-delà de son attachement à la Grande Loge de France, dont il était membre, il voulait toujours rapprocher les hommes de bonne volonté. C’est ainsi que jeune Grand Maitre de La GLAMF il m’a fait rencontrer dans son bureau Alain Noel Dubart, alors Grand maitre de la GLdF pour me convaincre que nous pouvions dépasser les clivages pour collaborer utilement dans l’intérêt général. Souvent il prenait l’initiative de réunir des femmes et des hommes pour analyser le présent et penser l’avenir afin de construire un monde dans l’esprit de tolérance et de fraternité qui était le sien. Comme beaucoup d’entre nous je l’ai vu lutter contre son cancer avec ses hauts et ses bas qui devenaient de plus en plus longs. Toujours il a eu cette pudeur qui ramène sa propre souffrance à une variante parmi d’autres que l’on garde pour soi. Antoine c’était un ami fidèle, ouvert, qui s’intéressait à l’autre comme un autre soi. C’était un vrai frère. Dans ce monde hyperconcurrentiel où les valeurs fondamentales sont remises en cause, la précaution est érigée en principe constitutionnel, et la morale est devenue une déclinaison de la pensée unique, il nous manque. Il en faudrait beaucoup comme lui pour continuer à servir de pont entre les deux rives de cette Méditerranée qu’il aimait tant, pour avoir été le témoin de sa vie et le berceau de notre civilisation.

Mehdi Ben Hnin