Edito : l’Infamie finale

27.01.2023

Par Jean-Yves Haine, professeur à l’ILERI

 


Je dois confesser que mon surnom favori pour le Président américain, de temps à autre soufflé par inadvertance aux étudiants, était Donaldo Trumpini, en référence au dictateur fasciste qui mena l’Italie à la ruine dans les années 30. Dès les primaires républicaines de 2016, on pouvait déjà noter chez Trump, comme chez le Duce, une posture similaire d’arrogance et de défiance, la même insécurité du parvenu et de l’imposteur. Il y avait bien sûr dans ce surnom une note d’humour amer pour dépeindre le narcissisme et le nombrilisme d’un personnage qui fièrement proclamait ne jamais lire. Mais ce sobriquet dénotait aussi une crainte de voir ce bouffon de la télé réalité infliger des dommages substantiels à la diplomatie, l’économie et la politique américaines. Et les occasions n’ont pas manqué de voir cette crainte se concrétiser. Les entreprises de destruction systématique de la puissance américaine, tant son statut que sa capacité réelle d’influence, auront constitué les outrages quotidiens d’un Président, dont l’image personnelle constituait l’horizon obsessionnel de son entendement. Avec Trump, on fut souvent partagé entre le rire et la crainte. Mais comme toujours, la farce se termine en tragédie.

 

Le spectacle effarant du 06 janvier aura été le point culminant d’une Présidence marquée par un écart croissant entre le monde imaginaire de Trump et le monde réel, celui des faits, même ambigus, de la rationalité, même limitée, et de la connaissance, même partielle. Compte tenu du culte grotesque et caricatural que le Président a lui-même construit autour de sa personne, il est tentant de croire que lui seul est responsable du vandalisme diplomatique, politique et constitutionnel infligé aux États-Unis depuis 4 ans. Il y a un certain confort à considérer que Trump est la source de tous les maux de l’Amérique, et que donc, une fois Donaldo démis de ses fonctions, les États-Unis pourront retrouver une vie politique, polarisée certes, mais normale. Malheureusement, les problèmes dépassent la seule personne de Trump.

 

Tout d’abord, les divisions au sein des partis traditionnels ont permis son élection. Le Parti Démocrate, tiraillé entre progressistes et modérés, présenta après une âpre bataille interne une candidate mal aimée dont la campagne insipide et maladroite contribua dans une large mesure à la victoire de Trump. Au sein du Parti républicain, les vagues du mouvement Tea Party avaient déjà ouvert la porte aux formules populistes et la primaire offrit le spectacle navrant d’une surenchère des extrêmes. Dans ce climat, les attaques et les insultes de Trump s’imposèrent facilement. Ces fractures au sein des Partis ne disparaitront pas, elles risquent de s’accroître sous la Présidence Biden.

Ensuite, les mutations médiatiques induites par Twitter ou Facebook ont permis au Président de se maintenir au pouvoir, en dépit de son incompétence manifeste, et au phénomène Trump de proliférer. Ses prises de position, mêmes les plus outrancières, et ses décisions même les plus impulsives, furent portées, relayées, colportées, amplifiées, grâce à l’irruption des réseaux sociaux dans la vie politique. Trump aura très vite compris comment créer et diffuser son message en évitant les médias traditionnels et en nourrissant constamment ses partisans d’affirmations sans fondement et d’harangues outrancières. Il ne fut certes pas le premier Président à contourner des médias jugés trop critiques ou trop curieux —Truman privilégia la radio pour éviter les journaux, Kennedy opta pour la télévision—, mais lui seul afficha un mépris souverain pour les journalistes professionnels, mépris qui se déplaça très rapidement vers le personnel institutionnel et les fonctionnaires des administrations. Tout ce qui pouvait faire obstacle ou simplement concurrence à la parole présidentielle était systématiquement dénigré et souvent insulté. Dès son investiture, devant « le plus grand rassemblement jamais vu à Washington », les médias traditionnels se firent le relais, et donc l’écho des gazouillis présidentiels et en majuscules s’il vous plait. Même pour en souligner les incohérences et les mensonges, dénoncer un propos c’est aussi en assurer sa diffusion, tel est le paradoxe des réseaux sociaux. Il aura fallu attendre la tentative de prise du Capitole sous les encouragements du Président pour qu’enfin les Twitter et Facebook réalisent leur part de responsabilité dans cette dérive qu’on ne peut que qualifier de fasciste.

 

Par ailleurs, rien de tout cela ne pouvait arriver sans le soutien, l’assistance et la complicité des Républicains qui, dans leur écrasante majorité, choisit de s’aligner derrière le Président. Le Parti Républicain est devenu le parti de Trump. Lorsque celui-ci s’attaqua ouvertement aux institutions américaines, —la valse des démissions au Département d’État, les insultes proférées contre les Vétérans ou l’affront public lors du décès du Sénateur McCain—, le Parti de Lincoln lui assura son soutien inconditionnel. La complicité resta totale lors de la première procédure de destitution fin 2019. Cet épisode démontra que ce parti était devenu un danger pour la démocratie et l’état de droit. Cette spirale infernale, —les Républicains se berçant des fictions de Trump et Trump bénéficiant de leur complicité—, laissa libre cours à une offensive présidentielle croissante contre les normes démocratiques. Dans cette dérive « nihiliste », le Parti Républicain cessa d’être un parti de gouvernement. De cette mascarade, alimentée par Twitter et encouragée par Mitch McConnell, les Américains furent les premières victimes ; plus de 400 000 d’entre eux succombèrent au Covid-19 et des millions perdirent leur emploi. Les pires passions tristes et les plus invraisemblables théories du complot proliférèrent dans le pays du Common Sense.

 

Cette aberration a des racines profondes. Le mélange entre identité raciale, sexuelle ou religieuse, et appartenance politique aboutit à ce qu’on a appelé identity politics où le narratif collectif disparaît, la communauté s’efface au profit de l’individu. Cette évolution, initiée par les Démocrates depuis les années 1970, a certes permis à des voix minoritaires de se faire entendre et d’être reconnues, mais elle a aussi fracturé l’opinion publique. Les réseaux sociaux ont ainsi enfermé chacun dans sa bulle identitaire, où l’autre devient un étranger sinon un ennemi, où le langage lui-même devient un champ de bataille. Ce communautarisme exacerbé a débouché sur une crise épistémologique où les affiliations déterminent les croyances, où les convictions subjectives deviennent des réalités objectives. La vérité —la belle et seule vérité de Keats—, n’a plus d’autorité : la terre est plate autant que ronde, la robe est bleue autant que rouge. Dès lors que la politique se borne à la seule affiliation partisane, le politique —la rencontre d’arguments opposés et la concurrence d’objectifs différents débouchant sur une décision démocratique et une action collective— disparaît au profit de la décadence —l’incapacité de débattre, de trouver des solutions et d’accomplir des progrès. Lorsque le politique disparaît, les racines de l’autoritarisme s’implantent. Le 06 janvier 2021 n’est pas un accident de l’histoire, il est la culmination de crises multiples dont l’Amérique souffre depuis longtemps et dont Trump aura su tirer profit.

 

Reste que le dernier mot —qui dans nos sociétés ouvertes et libérales n’est jamais dernier— revient quand même à la démocratie : jamais autant d’Américains ne votèrent pour l’élection présidentielle, les institutions critiques auront tenu face aux assauts de Trump, notamment les entités électorales fédérées qui ont résisté aux pressions et manipulations de l’équipe présidentielle. Un candidat centriste, professant la raison autant que l’empathie, a été élu avec une considérable majorité de voix. Par ailleurs, l’assaut contre la démocratie resta fort heureusement limité. L’infamie du 06 janvier fut un mélange d’improvisation, de pantalonnade et de coup d’état amateur. Trump fut aussi inepte dans sa tentative de putsch qu’il ne le fut tout au long de sa présidence. Toutefois, plus de 70 millions d’Américains ont apporté leurs voix à Trump ; 126 représentants Républicains ont supporté une requête judiciaire pour annuler les résultats électoraux ; 121 refusèrent de certifier le vote de l’Arizona, 138 s’opposèrent aux résultats de la Pennsylvanie. Bon nombre d’entre eux ont apporté du crédit aux mensonges et conspirations présidentielles, qui ont alimenté les extrémismes factieux et le climat de sédition et qui ont abouti à l’insurrection du Capitole. Le Parti Républicain devra se réinventer et façonner de nouveaux projets pour redevenir une force politique de raison et d’opposition. Le Parti Démocrate devra, lui, réapprendre à promouvoir ses idéaux sociaux, économiques et écologiques tout en représentant la classe moyenne.

 

Obama fut le Président du déclin américain, celui de la diminution relative de la puissance économique et de l’efficacité militaire des États-Unis dans un monde où Washington ne pouvait et ne voulait plus être le seul régulateur et le seul gendarme. Trump fut le Président de la décadence américaine au sens aronien du terme, c’est-à-dire, l’incapacité de trouver l’élan et le consensus nécessaire pour prendre les mesures indispensables au redressement du pays. Dans cette Amérique plus polarisée que jamais, le dialogue politique doit renaître, la libre expression se canaliser, la démocratie se réformer. Tels seront les devoirs des Américains, telle sera la tâche de la Présidence Biden.