Des Traités de Westphalie (1648), qui inscrivent la notion de souveraineté étatique attachée à un territoire dans le marbre[36], au village global de McLuhan[37], en passant par le Congrès de Vienne en 1815, et sa conception impériale de l’ordre international, et le Traité de Versailles qui établit, en 1919, la Société des Nations et entérine ainsi le droit à l’auto-détermination proposé par le Président Woodrow Wilson, le monde a traversé des époques marquées par des réalités multiples en termes d’identités et de perceptions.
À la réification de l’État-nation comme unité de base de l’ordre international après Westphalie, s’est ainsi substituée l’idée d’un monde globalisé remettant en question le paradigme du nationalisme politique postulant le droit de chaque nation à l’auto-détermination et à se constituer en État souverain. « [l]’État-nation (national state) est ainsi devenu une expression d’un idéal éthique – le droit de chaque nation à se réguler elle-même », la mesure morale de toute décision centrée sur l’intérêt national. L’idée selon laquelle les nations ont des droits moraux, au premier rang desquels celui de s’autogouverner, au nom du principe de souveraineté, continue d’irriguer la réflexion sur l’éthique des relations internationales[38]. Pourtant, à la faveur de nombreux événements, cette conception des RI a été bousculée dans ses fondements.
Le processus de globalisation, porté par les évolutions technologiques en matière de communications et de moyens de transport qui ont compressé l’espace et le temps, s’est accompagné de l’affaiblissement des frontières et de l’État lui-même, de l’accélération et l’accroissement des échanges et donc des interdépendances, de la naissance d’une responsabilité globale associée à l’existence de valeur universelles sur lesquelles pourrait être bâtie une morale elle-même universalisable. Dans le même temps cette globalisation a remis en cause l’apparente homogénéité morale procédant de la déification de l’État-nation érigé en transcendance et synonyme d’appartenance à une communauté de valeurs. Elle a, de fait, bousculer le paradigme dominant et mis au jour la diversité des perspectives morales du « village global », avec leurs points communs mais aussi leurs différences et leurs incompatibilités, si ce n’est leurs confrontations. La globalisation a contribué à déconstruire l’édifice international stato-centré et à créer de l’incertitude, elle-même productrice de tensions. L’ordre international fondé sur le droit est lui-même remis en question.
Dans ces conditions, il est normal que la morale fasse un retour en force pour pallier les faiblesses des normes positives, redonner un sens à l’apparente anarchie du système international et proposer des perspectives rassurantes.
Cet état de fait invite à une réflexion approfondie, rigoureuse et décomplexée de l’éthique des relations internationales. Il invite surtout à un travail de recherche plus important dans le domaine. Mais avant même d’envisager la recherche, il est plus que nécessaire de former une génération de chercheurs et de chercheuses spécialistes du domaine, sans quoi l’éthique ne cessera d’être instrumentalisée par des acteurs parfois peu scrupuleux à des fins purement communicationnelles.
La pratique de la cosm-éthique qui consiste à maquiller une réalité souvent inacceptable en réalité fantasmée acceptable, doit faire place au débat qui seul peut faciliter les relations entre acteurs et atténuer, si ce n’est supprimer, des tensions pouvant aboutir à la violence.
[1] Soulignons que la réflexion universitaire française sur le sujet est assez embryonnaire comparée aux productions anglo-américaines.
[1] Bien que les deux puissent être différenciés, dans les lignes qui suivent, nous utiliserons indistinctement les mots « éthique » et « morale ».
[2] La notion de relations internationales est contestée dans le monde académique. Sans entrer dans le débat sur sa légitimité, nous employons cette terminologie dans un sens non restrictif, c’est-à-dire, englobant l’ensemble des acteurs, individus ou groupes d’individus, de la scène internationale, qu’ils soient étatiques ou non.
[3] Emmanuel Goffi. There is No Real Moral Obligation to Obey Orders: Escaping from ‘Low Cost Deontology’. In Andrea ELLNER, Paul ROBINSON, David WHETHAM (eds.). When Soldiers Say No: Selective Conscientious Objection in the Modern Military. Aldershot, England: Ashgate, 2013, pp. 43-68.
[4] Ariel Colonomos. Éthique et théories des relations internationales. In Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Ryoa Chung (éd.). Éthique des relations internationales : Problématiques contemporaines. Paris : Presses Universitaires de France, 2013, p. 40.
[5] Jeangène Vilmer et Chung. Op. cit., p. 2.
[6] Id., pp. 4-7.
[7] Id., pp. 6-7.
[8] Colonomos. Éthique et théories des relations internationales. Op. cit., p. 39.
[9] Jeangène Vilmer et Chung. Op. cit., p. 1.
[10] Thomas Lindemann. Les images dans la politique internationale : l’image de l’autre. Stratégique, revue en ligne, No. 72 « Ami-ennemi », 1998.
[11] Robert Jervis. Perception and Misperception in International Politics. Princeton NJ: Princeton University Press, 1976.
[12] Robert Jervis. Perception and Misperception in International Politics. Princeton NJ: Princeton University Press, 1976.
[13] Peter L. Berger et Thomas Luckmann. La construction sociale de la réalité. Paris : Armand Colin, 2006 [1966].
[14] Emmanuel Goffi. Aristote et l’éthique de la vertu. Les carnets du temps, No. 103, décembre 2013-janvier 2014. pp. 22-23.
[15] Emmanuel Goffi. Kant et la déontologie. Les carnets du temps, No. 104, février 2014. pp. 22-23.
[16] Emmanuel Goffi. L’utilitarisme chez Bentham et Mill. Les carnets du temps, No. 105, avril 2014. pp. 22-23.
[17] Carol Gilligan. In A Different Voice. Cambridge MA: Harvard University Press, 1982.
[18] Virginia Held. The Ethics of Care: Personal, Political, and Global. Oxford NY: Oxford University Press, 2005.
[19] Hans Jonas. The Imperative of Responsibility: In Search of Ethics for the Technological Age. Chicago IL: University of Chicago Press, 1984 [1979].
[20] Thomas Hobbes. Léviathan : Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile. Partie I, Chap. XIII.
[21] Ariel Colonomos. Chapitre 27. L’éthique des RI. In Thierry Balzacq et Frédéric Ramel (dir.), Traité de relations internationales. Paris : Presses de Sciences Po, 2013. p. 661.
[22] Louis Pojman and James Fieser. Ethics: Discovering Right and Wrong. Boston MA: Wadsworth Cengage Advantage Books, seventh edition, 2011. p. 87.
[23] Colonomos. Chapitre 27. L’éthique des RI. Op. cit., p. 663.
[24] Id., p. 665.
[25] Emmanuel Kant. Fondements de la métaphysique des mœurs. 1792.
[26] Emmanuel Kant. Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. 1784.
[27] Emmanuel Kant. Projet de paix perpétuelle. Essai philosophique. Paris : Jansen et Perronneau, 1796 [1795]. p. 43 et 21.
[28] Id., p. 42.
[29] Le mot démocratie doit être entendu ici comme l’expression actualisée du mot république utilisé par Kant.
[30] Colonomos. Éthique et théories des relations internationales. Op. cit., p. 54.
[31] Emmanuel Goffi. Social constructionism. In Paul I. Joseph (Ed.). The SAGE Encyclopedia of War: Social Science Perspectives. Thousand Oaks CA: SAGE Publications Ltd., Vol. 4, 2017. pp. 1575-1577.
[32] Nicholas G. Onuf. Constructivism: A User’s Manual. In Vendulka Kubalkova, Nicholas G. Onuf, Paul Kowert (eds.). International Relations in a Constructed World. New York: M. E. Sharpe, 1998. pp. 58-78.
[33] Alexander Wendt. The Agent-Structure Problem in International Relations Theory. International Organization, Vol. 41, No. 3, Summer 1987. p. 335-370 et Alexander Wendt. Social Theory of International Politics. Cambridge NY: Cambridge University Press, 2010 [1999].
[34] Berger et Luckmann. Op. cit..
[35] Colonomos. Chapitre 27. L’éthique des RI. Op. cit., p. 662.
[36] Les textes des deux principaux traités que sont le Traité de paix signé à Münster entre la France et le Saint-Empire et le Traité de paix entre l’Empire et la Suède, conclu et signé à Osnabrück, tous deux signés le 24 octobre 1648, sont disponible sur le site de la Digithèque de matériaux juridiques et politiques.
[37] Herbert Marshall McLuhan. The Gutenberg Galaxy: The Making of Typographic Man. Toronto ON: University of Toronto Press, 1962.
[38] Gordon Graham, Ethics and International Relations, Malden MA: Blackwell Publishing, 2008, p. 5-6.