Les lobbys freinent-ils la transition écologique dans l’Union Européenne ?

18.11.2022

Dans son autobiographie Barack Obama distingue deux types de lobbys. Ceux qui « subvertissent l’idée de démocratie » par la défense des intérêts privés et le soudoiement par l’argent, et ceux « qui fondent la démocratie » par la défense de l’intérêt général[2]. 

 

L’influence des lobbys d’entreprises sur les politiques européennes est grandissante et participe à un ralentissement général de l’adoption de directives/règlements en faveur de l’intérêt général notamment en ce qui concerne la protection de l’environnement qui représente un enjeu commun de l’humanité au XXIème siècle. La présence des groupes de pression dans les cercles du pouvoir au niveau européen est liée à trois caractéristiques : la conception pluraliste du lobbysme, la non-expertise parlementaire, et les défauts du système législatif européen.

 

Les lobbys d’entreprise sont par essence guidés par leurs intérêts privés qui s’expriment par la nécessité de faire du profit, c’est ce qu’indique la typologie des lobbys établie par l’Assemblée Nationale dans son Livre Bleu (2008). Mais il existe différentes manières de concevoir leur influence : de manière néo-corporatiste, contestataire ou pluraliste. La théorie néo-corporatiste conçoit que « l’Etat intègre les lobbys à son propre fonctionnement pour définir les politiques publiques ». Tandis que la conception contestataire oppose les groupes d’influence à l’Etat. Ces derniers préférant faire pression en s’appuyant sur l’opinion publique avec des manifestations en pleine rue. Enfin, les pluralistes considèrent que les lobbys doivent être autorisés à influencer de manière non officielle l’Etat. Ceci, pour permettre « un équilibre des relations au sein de la société ».

 

C’est bien cette dernière conception des lobbys qui domine aujourd’hui en Europe, car la présence de lobbyistes dans les séances parlementaires (où les parlementaires votent) est interdite. Cependant ces derniers sont consultés par la Commission dans l’élaboration de son projet de directive/règlement, puis par les Parlementaires dans les Commissions techniques où ceux-ci préparent des amendements au projet de directive/règlement. Aujourd’hui Corporate Europe Observatory estime que les groupes de pression sont au nombre de 30.000, même s’il est difficile d’obtenir des données exactes en raison de la non-déclaration dans les registres des lobbys (mis en place en 2008). La présence des groupes de pression est autorisée et non légalisée car dans ce cas-ci certains groupes de pression détiendraient un monopole sur des questions particulières en fonction de leurs moyens d’influence, comme ce fut le cas dans les années 1980 sur l’industrie par 

l’European Round Table of Industrialists. 

Les entreprises louent alors des locaux autour de Bruxelles (siège des institutions européennes) et y installent leurs lobbystes afin que ces derniers soient au plus près des décideurs européens lors de l’élaboration de directive/règlement qui pourraient jouer en défaveur des intérêts qu’ils représentent. Ainsi, les lobbys influencent bien les décideurs européens de manière non officielle.

 

Par ailleurs, le déséquilibre entre l’influence des différents groupes de pression est toujours important. Parmi les lobbys, 10% émaneraient des citoyens et des ONG, 20% défendraient les intérêts des services publics, et 70%, proviendraient d’industries privées[3].

 

Si les groupes de pression sont tolérés c’est parce que les institutions européennes ont besoin d’eux. En effet, dans les années 1980, la Commission Européenne a demandé des rapports d’expertises extérieurs aux institutions européennes afin d’assoir sa légitimité auprès des citoyens européens, à l’heure où l’UE n’était pas encore populaire. Une réelle « culture du dialogue » avec les groupes de pression s’est alors créée et fait aujourd’hui partie intégrante de l’identité de l’institution. Il faut savoir que les législateurs sont contraints par le temps. Ces derniers n’ont en effet que quatre jours, une fois par mois, pour voter les amendements du texte. C’est également par faute d’effectifs et de moyens que les fonctionnaires européens délèguent la recherche d’information pour être en pleine conscience des enjeux du sujet, avant de voter une directive/règlement. Ils délèguent notamment cette recherche aux industriels qui ont le temps et les moyens. C’est ce que Bauwen et Pieter appelle la théorie de l’offre et la demande d’expertise. Ainsi, ils se fient à des données qui peuvent avoir été manipulées pour l’intérêt du lobby.

 

En 2014, l’industrie du tabac avait mobilisé plus de 200 lobbystes au moment des débats sur la directive tabac. Phillip Morice, Japan Tobacco ou encore British American Tobacco auraient dépensé plus de 3 millions d’euros pour convaincre les Commissaires et députés européens de prendre une décision qui irait dans leur sens. En 30 ans, Bruxelles est devenue la seconde capitale du lobbying au monde, juste derrière Washington. Certains groupes de pression ont plus de poids que les représentants élus, certains sont présents depuis plus longtemps que les mandats de cinq ans de députés, directeur de fédération patronale (trente ans).

 

Si les fonctionnaires doivent recourir à l’expertise d’industriels pour prendre leurs décisions c’est en partie à cause du dysfonctionnement du système législatif européen. Tout d’abord, le processus législatif, c’est-à-dire le processus de fabrication de la directive/règlement par la Commission, puis son vote par le Parlement et le Conseil de l’Union Européenne, est un processus long. Les séances dédiées au vote des amendements sont en effet courtes, mais la durée globale d’adoption du projet de directive/règlement peut varier en fonction du sujet et de ses conséquences. Ce processus est d’autant plus ralenti par la multiplicité d’intérêts divergents représentés par les lobbys. Cette durée peut atteindre plusieurs années et ainsi freiner l’adoption de directive/règlement en faveur de l’intérêt général.

 

Par ailleurs, le « don » d’expertise par des lobbys peut conduire à des conflits d’intérêts. Cela s’illustre dans le phénomène de revolving door. C’est une situation qui apparaît lorsqu’un élu vend son expérience sur la façon dont fonctionne le secteur public à des groupes de pression. Ce fut le cas d’Etienne d’Avignon, vice-président de la Commission Européenne de 1981 à 1985. Ces problèmes de pseudo-corruption facilitent également l’intrusion des lobbys dans les institutions, ainsi que leur aisance dans ces dernières pour ralentir le processus législatif.

Enfin, le taux d’absentéisme des parlementaires facilite le travail des groupes de pression lors des votes des directive/règlement qui les concernent. Ces derniers mobilisent les parlementaires qui leurs sont alliés au moment où l’opposition est absente, et peuvent ainsi faire passer ou rejeter une directive/règlement plus facilement. Tous ces défauts du système ont permis aux lobbys de se professionnaliser, ce qui les rend encore plus avisés pour faire triompher leurs intérêts.

La conception pluraliste du lobbysme, la non-expertise parlementaire, et les défauts du système législatif européen sont de grands freins à l’adoption de directives/règlements européens. Mais les directives/règlements sont d’autant plus freinés par le recours des lobbys à des stratégies et outils d’influence frauduleux.

La première stratégie des groupes de pression est de cerner leur cible afin de pouvoir les influencer. C’est la célèbre devise du cabinet de consulting Fleishman-Hillard « Understand to be understood ». Pour cela ils recourent à la veille. Ce n’est pas illégal, et grâce à cet outil, ils se mettent à jour sur l’environnement politique, juridique, institutionnel, scientifique ou encore médiatique du sujet.

Cependant, cibler des personnes, les mettre dans des listes et les espionner est illégal. L’enquête des Monsanto Papers (2019) révèle que Monsanto s’adonnait à cette pratique lors du vote sur le prolongement de la licence du glyphosate en Europe. Plus de 100 personnalités ont été recensées à leur insu dans un fichier informatique pour le compte de Monsanto. Ces dernières ont été hiérarchisées en fonction de leur « capacité à être influencées » par les agences de communication à l’aide de renseignements privés sur les personnes. Or, dans la directive/règlement française la détention d’un tel fichier est passible de 5 ans de prison et 300000 euros d’amendes.

Après avoir sélectionné leurs cibles, les groupes de pression ont plusieurs solutions : tenter de faire changer d’avis les personnalités ou censurer leurs opinions. C’est malheureusement le changement d’opinion ou le doute semé chez certains décideurs qui les contraint à repousser leurs prises de décision à l’échelle européenne.

Pour faire changer d’avis les personnalités scientifiques, médiatiques mais surtout politiques, certains lobbys ont recours à l’intox. C’est-à-dire la création de fausses informations. Nous avions déjà mentionné que groupes de pression produisaient des rapports d’expertise pour les institutions européennes, et que ces derniers n’étaient pas toujours neutres. Mais le 

ghostwriting[4] est un tout autre rapport d’expertise.

Ce sont des rapports pensés par des lobbys, et signés par des scientifiques de renoms pour obtenir une crédibilité auprès du public. C’est-à-dire des faux rapports scientifiques. Dans son livre Lobbytomie (2018), Stéphane Horel dévoile des mails[5] entre des employés de Monsanto, relatant leur implication dans la rédaction sur le rapport innocentant le glyphosate sur son risque cancérigène.

Une autre méthode utilisée par des groupes de pression comme celui de Pack2Go[6] est le greenwashing : le lavage de cerveau avec des idées écologistes. Cette technique, en plus d’être de la désinformation, ou de la propagande, est une stratégie d’image. C’est-à-dire qu’ils font croire qu’ils engagent des mesures de lutte contre le changement climatique, en créant des collectifs contre les dépôts sauvages qu’ils financent, alors qu’en parallèle ils promeuvent le plastique, un matériau qui ne se décompose pas avant des décennies et pollue la nature. Certaines multinationales n’hésitent pas à dépenser des millions pour promouvoir « leur » image, qui suggèrent qu’elles appuient les mesures de lutte contre le changement climatique. C’est le cas de Shell ou de Total.




Etude des dépenses sur la publicité verte mise en place par les multinationales de vente d’hydrocarbures- Influence Map Report 2018


 

Enfin pour appuyer leur propagande et ainsi gérer l’information, certains lobbys comme celui de Monsanto ce sont tournés vers l’

astroturfing

 : le feinte de l’effet de foule. Cet outil à pour dessein de constituer un faux collectif qui va par la suite influencer les ouvriers à défendre une cause pour laquelle ils n’étaient pas nécessairement favorables à l’origine. La multinationale avait créé l’association « Agriculture et liberté » qui faisait la promotion de l’utilisation du Round Up, le désherbant le plus commercialisé par la firme et qui contient du glyphosate.

 

Lorsque les groupes de pression ne réussissent pas à faire changer d’avis les législateurs grâce à leurs « effet de faux », ils tentent « d’acheter leurs cibles ». Il existe deux types « d’achats » : ceux que nous appelons « lobbying payant » et « lobbying gratuit ». Le « lobbying payant » représente toutes les invitations personnelles faites du lobby à la cible, pour des montants pharamineux. Cela va du simple gadget aux restaurants étoilés, congrès luxueux, parties de golf, voyages etc. Tandis que le « lobbying gratuit » consiste à proposer, aux personnalités qui pourraient influencer les législateurs en leur défaveur, (ou les législateurs eux-mêmes pour plus tard), des postes de directeurs scientifiques dans des think-tank ou des centres de recherches scientifiques de renoms pour les faire taire.

 

Si cet « achat » de la cible par des récompenses qui pourrait l’intéresser, ne fonctionne toujours pas, certains lobbys se résignent à censurer les propos de leurs cibles, voire à les menacer. Le cabinet de lobbying Ketchum aux Etats-Unis a notamment mené une campagne de censure du livre de David Steinman 

Régime pour une planète empoisonnée[7]. Ce dernier exposait les risques élevés de cancer que provoquait la consommation de poisson contaminé par des déchets toxiques déversés dans la mer, et autres produits chimiques vaporisés sur les fruits et légumes.

 

Enfin, Pack2go a menacé le gouvernement Français de le trainer en justice en 2016, lorsque ce dernier a souhaité adopter une loi exigeant l’utilisation de matériaux biosourcés dans la production de vaisselle à usage unique, afin de pouvoir les composter. Cette loi aurait donc condamné un marché immense pour Pack2go.

 

Les institutions européennes sont prises dans les filets des lobbys en raison de leur dépendance par rapport à ces derniers en matière d’expertise et de gain de temps. Ces derniers profitent des défauts du système communautaire en recourant à des stratégies ingénieuses et illégales. Ces stratégies sont effrayantes car elles réussissent souvent à ralentir la transition écologique européenne à travers l’adoption de directives/règlements. Comme en témoigne le succès des techniques de lobbying utilisées par Monsanto afin de maintenir le glyphosate en Europe, puisque le 27 novembre 2017, le Parlement européen a voté le renouvellement de la licence du Round Up. Cependant, nous ne concluons pas à un blocage du processus décisionnel ou de l’adoption de directive/règlement en faveur de la transition écologique, mais à un ralentissement, car des directives et règlements en faveur de la transition écologique sont aujourd’hui en marche. Seulement leur adoption est, soit très lente, soit reportée à plusieurs années, ce qui laisse encore un peu d’espoir aux citoyens de passer d’un « modèle sociétal qui priorise la croissance économique vers un modèle qui met l’accent sur la soutenabilité environnementale »[8].

 


Bibliographie

Ouvrages

  • Barack Obama, L’Audace d’espérer, Chapitre 4, Presse de La Cité, 2006
  • Bardon Pierre et Libaert Thierry, Le Lobbying, Dunod, Paris, 2012
  • Clamen Michel, Manuel de lobbying, Dunod, 2005
  • Horel Stéphane, Lobbytomie, La découverte, 2018
  • Madison James, Fédéraliste n° 51, Publius-Madison, 1788)
  • Schmitter Phillipe. C, Trends toward Corporatist Intermediation, Philippe C. Schmitter and Gerhard Lehmbruch, SAGE Publications, 1979
  • Smith Adam, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776 Stauber John, Rampton Sheldon, L’industrie du Mensonge : lobbying, communication, publicité & médas préface de Lenglet Roger, 2012

 


Articles scientifiques et rapports



Vidéos et Interviews radio


BRUT, Aguirre de Carcer Laura et Waleckx Tristan, Glyphosate : les incroyables techniques de lobbying de Monsanto, 22 Mai 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=0zRtqfcNr3Y&list=WL&index=51&pbjrelo ad=10



[1] Cet article est issu d’un mémoire réalisé sous la direction de M. El Oifi

[2] Barack Obama, L’Audace d’espérer, Presse de La Cité, 2006.

[3] Goetz Julien et Poulain Henri, Datagueule, Lobby or not lobby, 6 juin 2014 : https://www.youtube.com/watch?v=9PHxPVumz_4&list=WL&index=54&t=0s

[4] Littéralement « écriture fantôme » en français, ce qui veut dire que les auteurs du rapport ont délibérément effacé leur nom comme auteur du rapport.

[5] E-mail de Dona Framer à John Desseso, employés chez Monsanto ; obtenus dans le cadre de procédures judiciaires intentées contre la firme par des familles de victime de cancer du sang probablement causé par une surexposition au glyphosate.

[6] Pack2Go Europe est une association à but non lucratif d’entreprises qui fabriquent des emballages pour les aliments et les boissons.

[7] Traduit de l’anglais : Diet for a poisoned planet

[8] Définition de la transition écologique selon Stamm, Christoph B. « Si la transition écologique avait lieu… Une prospective sociologique pour élargir la discussion sur la responsabilité des entreprises», Revue de l’organisation responsable, vol. vol. 10, no. 2, 2015, pp. 75-87.