Par Olivier de MAISON ROUGE
Avocat – Docteur en droit, Professeur à l’ILERI
Auteur de « Penser la guerre économique. Bréviaire stratégique » (VA Editions, 2018)
A paraître : « Survivre à la guerre économique. Manuel de résilience » (VA Editions – septembre 2020)
Cette crise sanitaire que nous avons vécu retranchés derrière une ligne Maginot domestique nous conduit inéluctablement à une crise économique, plus durable encore que la période de claustration imposée. Mais cette forme de résilience murée n’est que la conséquence d’un manque d’anticipation et d’autonomie : la France, et plus largement l’Union Européenne, payent au prix fort leur désindustrialisation, notamment dans les domaines économiques essentiels.
Tout récemment encore, le coauteur chinois de « La guerre hors limites » (Rivages poche, 2006), le général Qiao Liang, pointait les insuffisances de l’Occident pour avoir délaissé la production de biens manufacturés. Avec un certain cynisme, il déclare :
Lorsque les Etats-Unis [mais il pourrait dire« la France » NDLA ] ont besoin d’un grand nombre de masques comme aujourd’hui, le pays tout entier ne dispose même pas d’une chaîne de production complète. Dans de telles circonstances, ils ne peuvent pas réagir à l’épidémie aussi rapidement et avec autant de force que la Chine. Par conséquent, ne sous-estimez pas l’industrie manufacturière bas de gamme, et ne considérez pas l’industrie manufacturière haut de gamme comme le seul objectif du développement manufacturier de la Chine. (entretien pour le magazine Bauhinia, traduit par Laurent Gayard pour Conflits, 7 mai 2020).
En effet, sous la pression de la finance internationale, les industriels ont opté plusieurs décennies durant pour des délocalisations massives. Ce faisant, le Covid-19 a mis en évidence notre incapacité. Aussi, les morts du Coronavirus sont-ils les victimes de cette guerre industrielle : les respirateurs, les masques, les gants, les kits de test, les médicaments, … tout ce qui nous manque à ce jour, ce sont des produits de l’industrie.
Tandis que la globalisation de l’économie a conduit à une standardisation contrainte toujours plus intense des rapports commerciaux sous toutes ses formes (financiers, bancaires, fiscaux, juridiques, etc.), avec un discours affiché d’autorégulation par l’économie (renvoyant au dogme d’Adam Smith et de la main invisible), les états reviennent à la manœuvre et prennent davantage la conduite des affaires. Les grandes nations sont dirigées par des hommes d’autorité. La politique impose à nouveau sa primauté sur les affaires économiques.
Ainsi, Donald Trump tente-t-il de dompter les GAFAM – avec le chantage au démantèlement – pour mieux les assouvir et les mettre en ordre de marche dans la compétition numérique engagée contre la Chine. De la même manière, il tente d’écarter Huawei et ZTE des marchés publics de la 5G, les stigmatisant en les accusant de développer des technologies permettant de pratiquer l’espionnage digital (les fameuses back doors). Il favorise ainsi l’industrie nationale au détriment d’entreprises étrangères.
Nous nous éloignons donc davantage des guerres commerciales ancestrales (encore que la guerre de l’Opium ne soit pas loin d’un certain point de vue) – guidées par les seules considérations douanières et tarifaires – pour entrer dans le champ de la guerre intégrale, où tous les leviers sont utilisés pour renforcer les positions économiques des états et de leurs fleurons industriels et commerciaux. Cela dans un souci de cohésion nationale, dont le concept a longtemps été écarté au bénéfice du seul profit financier, immédiat.
Dans ce contexte, mettre fin à plusieurs décennies de dépendance industrielle ne se résout pas par une volte-face brutale ; cela doit s’ébranler dans le cadre d’une doctrine stratégique mûrement réfléchie.
En ce 80ème anniversaire de l’appel à la résistance du 18 juin et le 50ème anniversaire de la mort de son auteur, cette année gaullienne doit nous amener à réfléchir davantage à l’indépendance économique : Nous ne pouvons pas avoir une politique indépendante et une défense indépendante, si nous n’avons pas une économie indépendante et des finances saines. C’est la condition sine qua non de l’indépendance nationale, disait-il (cité par Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, Tome 1, Editions de Fallois/Fayard, 1994, p. 530)
Précisément, le « Made In France » ne se résume pas à la production du miel ou au slip à la cocarde tricolore. De même que l’autonomie se distingue de l’autarcie, il ne s’agit pas de quitter le monde.
Mais faut-il continuer à se soumettre aux autorisations administratives américaines pour que MBDA puisse exporter ses missiles ? Faut-il s’en remettre à Microsoft pour stocker la base centralisée de données de santé (dite Health Data Hub, dont le nom est déjà une défaite) ? Faudra-t-il demain laisser Huawei accéder à nos données de connexion 5G ? Faut-il continuer à céder nos actifs à la Chine ?
Dans ce souci légitime de découplage stratégique et de souveraineté économique, la France gaullo-pompidolienne avait en son temps construit un ensemble administré, favorisant les grands projets industriels et spatiaux, l’indépendance énergétique, l’autonomie atomique militaire. Les grandes entreprises de cet Etat stratège ont servi de bras armé, sécurisant les approvisionnements en matières premières essentielles (Elf-Aquitaine, Cogema, etc) et préservant ce pré-carré.
Les compagnies de commerce sont les armées du roi, et les manufactures sont des réserves affirmât en son temps Jean-Baptiste Colbert, un autre organisateur de l’autonomie stratégique.
Nous possédons déjà un cadre pertinent : en matière de cybersécurité, le régime des Opérateurs de Services Essentiels (OSE) recense déjà les activités économiques stratégiques : énergie, transports, banques et assurances, éducation, santé, eau potable, restauration collective. Pour le contrôle des investissements étrangers en France (IEF), l’Etat fixe un régime d’autorisation préalable pour l’acquisition d’entreprises stratégiques pour les mêmes activités, outre celles de la défense nationale.
En complément, cela nécessite une politique ambitieuse qui fixerait les axes cardinaux, avec une forte impulsion dotée d’un investissement financier, dûment fléché avec le catalyseur d’un fonds souverain comme celui qu’envisage le député Olivier Marleix qui vient d’enregistrer une proposition de loi en ce sens, le cas échant alimenté par un grand emprunt national, outre des ressources provenant notamment de l’assurance-vie (qui représente actuellement 2.000 milliards d’Euros de placements par les Français).
Les actions combinées doivent être dûment orchestrées : des mesures incitatives pour rapatrier les exilés fiscaux sont à envisager. Il faudra continuer à favoriser le développement de l’énergie décarbonée, mais encore imposer des standards environnementaux pour les produits manufacturés importés. Les impôts de production doivent être supprimés et la TVA dite « sociale » doit trouver à s’appliquer (se traduisant par un allègement significatif des charges sociales) ainsi que la création de crédits d’impôts investissement dans les équipements industriels pour les entreprises.
C’est pourquoi, nous pensons que cette doctrine de réindustrialisation, et plus largement d’anticipation stratégique, doit se penser dans le cadre de la sécurité nationale, fondement régalien du temps long et condition de l’indépendance nationale, telle qu’elle s’inscrit dans la Constitution du 4 octobre 1958 et dont le Président de la République doit être le garant (article 5).
En définitive, il faut se rappeler que l’industrie n’est pas un gros mot et concourt directement à la prospérité nationale ; l’indépendance économique doit consécutivement être définie comme un objectif de priorité et de solidarité nationales qui sont les deux mamelles de ce redressement exigeant.