Si l’Inde possède des avantages comparatifs culturels potentiels à travers la pratique du yoga, du bouddhisme, de la littérature ou de son cinéma Bollywood, et plus avérés dans l’agriculture et la santé, la Chine n’est pas en reste et pouvait compter, hier, sur le Petit Livre rouge de Mao, et aujourd’hui sur son rattrapage économique accéléré désormais symbolisé par le « rêve chinois » et les nouvelles routes de la soie (One Belt On
e Road, devenues Belt and
Road Initiative) du Président Xi Jinping. En s’étant tardivement ouverts au capitalisme et mettant en avant le fait d’avoir été colonisés par des puissances occidentales, les deux pays asiatiques peuvent se prévaloir d’incarner une certaine alternative à ces dernières, mais la Chine semble avoir une longueur d’avance dans les représentations africaines et internationales. Ce faisant, cinq facteurs peuvent être mobilisés en vue d’identifier les carences indiennes en termes de Soft Power en Afrique.
Le premier est lié au modèle de développement chinois que d’aucuns nomment Consensus de Pékin (Ramo, 2004) et qui s’applique expressément au continent africain. En témoigne le taux d’approbation global du leadership de la Chine en Afrique qui concurrence celui des États-Unis, avec 50 % d’opinions positives contre 51 % dans les 38 États africains couverts par l’entreprise de sondage Gallup en 2017 (Gallup, 2018). Le fait que l’Inde ne fasse pas l’objet de sondages est révélateur en soi.
Corrélatif, le deuxième facteur concerne l’attrait réel ou supposé de ces deux pays qui accueillent de plus en plus d’étudiants : 50 000 ont choisi la Chine en 2015 (50 000 entrées
[1]), deuxième pays récepteur derrière la France (98 000), mais devant les États-Unis (41 000), le Royaume-Uni (35 000) et l’Inde, qui n’en a accueilli que 10 684 (UNESCO, 2018). Entre Chine et Inde, trois autres comparaisons sont envisageables. Elles concernent les diasporas (ou communautés diasporiques), les centres culturels et les réseaux d’ambassades respectifs en Afrique.
Selon le ministère des Affaires étrangères indien
[2], 2,8 millions d’Indiens d’outre-mer sont répartis dans les 54 États africains. L’Inde différenciant à raison les « Indiens non-résidents » (8 % du total) des « personnes d’origine indienne », les 92 % restants ne possèdent donc plus la nationalité indienne. Moins réputée que la Chine pour mobiliser sa diaspora, l’Inde en aurait-elle les moyens compte tenu du fait que ces personnes d’origine indienne sont parfois établies depuis plusieurs générations en Afrique de l’Est, en Afrique australe ou à Madagascar ? Fréquemment associés à des formes de communautarisme et à des rivalités locales, les Karana (Fournet-Guérin, 2009 : 554) de Madagascar sont accusés de provoquer des conflits avec les populations autochtones. Le cas de magasins « indiens » pillés, voire incendiés, est symptomatique de ce communautarisme qui peut prendre des proportions racistes en Inde, où deux étudiants africains sont décédés ces dernières années ; de fait, ces faits divers xénophobes attentent à l’image de l’Inde en Afrique. Si les communautés chinoises
[3] sont elles aussi associées à des modes de vie communautaristes en Afrique (Aurégan, 2016-b) et critiquées pour leur faible intégration socio-économique (Aurégan, 2013), la relative récence des migrations explique éventuellement l’image plutôt positive des ressortissants chinois en Afrique. Plus certainement, l’agrégation du rôle, des moyens et des réalisations de l’État chinois et de ses entreprises publiques semble jusqu’à présent générer des perceptions bienveillantes chez les populations africaines. C’est du moins à cette conclusion que nous aboutissons à l’issue de plusieurs études de terrain en Afrique de l’Ouest ; conclusion qui semble être étayée par les sondages, bien que contestables, d’instituts tels que Gallup et Pew Research Center (Gallup 2018 ; Pew Research Center, 2018).
L’avant-dernier facteur culturel présenté et pouvant amener à une comparaison entre Chine et Inde est lié aux centres culturels (Carte 1). Le « retard » indien en la matière est patent, New Delhi ayant installé 35 centres au total dans le monde, mais seulement cinq en Afrique, dont deux en Afrique du Sud. Pour la Chine, mi-2019, ce sont 54 Instituts et classes Confucius en Afrique pour un total de 525 répartis à travers le monde.
Les limites affichées dix ans plus tôt par François Lafargue (2007) persistent et pour certaines s’accroissent, bien que les enjeux demeurent : « si, pour l’Afrique, il n’est pas certain que cette sollicitude de l’Inde et de la Chine lui permette de trouver sa place dans la mondialisation, pour New Delhi, la conquête de l’Afrique est une étape obligée de son ambition mondiale » (Lafargue, 2006). Cette « conquête » doit nécessairement s’appuyer sur un dense réseau d’ambassades.
Celui-ci (Carte 1) démontre la puissance et les intentions d’un État à travers le monde. Dans cette perspective, le document suivant met en exergue le retour au premier plan de Pékin dans les affaires internationales. En Afrique, la couverture chinoise quasi parfaite renvoie nécessairement au différentiel de moyens alloués par Pékin, et aux contextes internes comme externes ; la réserve de devises et l’ambition internationale chinoises n’étant pas étrangères à l’essor et à la prorogation de cette politique africaine sinisée. De fait, seul l’Eswatini (ex-Swaziland), qui reconnait encore Taipei, n’est pas couvert. C’est donc un pays de plus que la France qui a délocalisé l’ambassade somalienne au Kenya, et qui n’en dispose ni au Lesotho ni en Eswatini. Si la France et la Chine peuvent être comparées, c’est également le cas du Brésil et de l’Inde, bien que la politique africaine brésilienne soit en berne depuis le départ, en 2011, de Luiz Inácio Lula da Silva. Le Brésil est représenté dans 34 pays africains contre 30 pour l’Inde (44 en comptant les consulats). Perfectible, le réseau des représentations diplomatiques de New Delhi l’est notamment dans les Afriques de l’Ouest et centrale, régions francophones éloignées de l’aire d’influence indienne. Toutefois, pour combler ce retard pris sur Pékin, New Delhi a annoncé la création de 18 nouvelles ambassades d’ici 2021
[4]. En lien avec les récentes ambitions gouvernementales, l’agenda de sécurité indien ne peut être oblitéré compte tenu de la base militaire chinoise à Djibouti, de l’avenir géopolitique de l’océan Indien et de l’économie bleue attenante, et enfin de la méfiance indienne, historique, à insérer les facteurs de sécurité et militaires dans les coopérations internationales. Ce qui n’a jamais été le cas des autorités chinoises.
Carte 1 : Les réseaux d’ambassades et de centres culturels chinois et indiens en Afrique